Le train roule lentement, brinqueballant à travers la ville. Un vieux RER pourri que personne ne songerait à entretenir. Les lumières dansent sous mes yeux. C'est bientôt Noël. Mais à quoi bon ...
Noël n'a toujours été qu'un vil mensonge pour moi. On ment aux enfants, on ment aux parents, on ment au monde entier. Et tout le monde plonge dans un bonheur futile et éphémère, surgi dont ne sait où. Pourquoi ? Pourquoi donc faudrait-il être heureux à Noël ? Tous mes Noël d'enfant n'ont été que des comédies grotesques où l'on devait côtoyer des gens que l'on détestait, mais leur sourire, leur dire ce qu'ils voulaient entendre, et tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes. Foutaise ! Je n'ai jamais autant pleuré que les soirs de Noël. Parce que ce soir encore plus que les autres, j'étais le seul con sur Terre enfouie dans mon désespoir. Car il ne s'est pas créé en un jour. Il s'est ancré dans mon cœur, a germé, doucement mais sûrement, pour m'emprisonner et me lier le cœur de ses longues cordes acérées aux nœuds que seul un savant serait capable de défaire.
Je m'arrête à la septième station. Les vitrines brillent, les musiques abominablement entêtantes résonnent à chaque coin de rue, et les gens sourient. Pas moi.
À dix ans déjà, j'étais le gamin le plus froid et le plus stoïque que quiconque ait jamais eu à connaître. Je ne savais pas sourire. Personne ne me l'avait appris. Je regardais le temps filer, sous mes yeux gris, eux aussi. Pour moi, tout était toujours gris. Toujours. Le ciel. Les gens. Les bâtiments. Le sol. Les arbres. Le monde entier n'était qu'un immense espace gris, désespérément gris. Même mes crayons de couleurs étaient gris. Et la maîtresse me regardait toujours d'un air triste lorsque je faisais des dessins gris. Je racontais des histoires grises, lisaient des mots gris ; j'étais gris de l'intérieur. Mes copains étaient des nuages, mes amoureuses des gouttes de pluies. Et mes amoureux, des bandes de bitume.
Je m'arrête devant un magasin de jouets. Les bambins implorent leurs parents d'un sourire édenté. Les filles quémandent des poupées, les garçons des petites voitures. Moi, à leur âge, je demandais à mes parents : « Pourquoi le Bonheur n'existe pas ? ».
À douze ans, je m'amusais sur des voies ferrées, en priant pour qu'un train passe et m'emporte avec lui, loin, très loin d'ici. Ou, mieux, me passe dessus, et m'emporte loin, très loin d'ici ; que je n'y revienne jamais. Je marchais en équilibre sur les poutres de fer, murmurant toujours le même air.
Qui vous a dit que le monde était beau ?
Moi je connais mon fardeau.
Qui vous a dit qu'ailleurs c'était laid ?
Moi je sais combien ça me plairait.
Mais aucun train ne passait jamais. On ne m'avait pas dit qu'ils avaient modifié la ligne et que plus jamais un seul train ne roulerait sur cette rame. Alors j'espérais. Quand mes camarades me voyaient roder, les bras écartés pour ne pas tomber de mon équilibre, ils s'arrêtaient. Ils me regardaient. Puis ils partaient. C'était aussi simple que ça.
Un Père Noël m'offre un bonbon acidulé accompagné d'un tonitruant « Joyeux Noëëël ! ». Je me force à esquisser ce que d'autres appellent un sourire, et laisse fondre sur ma langue la douce friandise. Elle a un goût de fraise.
À quinze ans je regardais les journées défiler d'un air absent. Je ne répondais jamais aux questions des professeurs. Ni même à celles de mes camarades. Je n'ouvrais d'ailleurs jamais la bouche. Je passais le temps à observer l'arbre dans la cours, cet arbre qui n'avait jamais de feuille quelle que soit la saison. Il était un peu comme moi. Gris et immobile. Il ne dérangeait personne. Enfin, sauf les idiots qui lui rentraient dedans par erreur. Certaines personnes se sentaient concernées par mon état, me disant qu'il traduisait un mal-être intérieur manifeste. On m'a envoyé chez le psychologue scolaire. Il était sympathique. Mais il n'a rien fait. Puisque je ne lui ai rien dit. Je suis rentré chez moi ce soir-là. Et je me suis dit que le monde était bien con de créer des gens pour s'occuper d'autres gens, qui n'en avaient pas besoin.
Le froid me griffe les joues, mais je continue d'avancer, les mains enfoncées dans les poches, mon col remonté. Je fends la foule et personne ne me voit. J'avance encore et toujours dans les rues de Paris. Les décorations de Noël clignotent à s'en exploser les yeux. Je vais te retrouver ...
À dix-huit ans, je passais mes nuits à te parler. Tu ne répondais jamais. Toi aussi, tu es un peu comme moi. Le jour, je me languissais de toi. Je n'allais plus en cours depuis longtemps ; qu'avaient-ils à m'apprendre ? À part que la vie ne servait à rien, je ne sais pas. Je ne me suis jamais attardé sur la question. Il ne me manquait que toi. Alors, je ne dormais plus. J'avais le visage marqué comme un homme père depuis peu. Des longues cernes me mangeaient le visage. Mais qui s'en soucierait ? Toi seule n'était pas grise, dans ce monde pollué en voie d'extinction. Toi seule savait pourquoi je te préférais aux autres. Et toi seule ne m'a jamais rien reproché.
Je paye mon ticket, et entreprends de gravir la longue volée de marches que je connais si bien. Une marche, deux marches, trois marches ... Et d'autres encore. Des marches à n'en plus finir. Et au bout, toi.
À vingt ans, j'ai failli réussir. Ce que je désirais depuis mes douze ans. Oui, j'ai failli. Et puis, au dernier instant, j'ai changé d'avis. Comme tout le monde. Je n'ai jamais prétendu être différent. Seulement, mon cœur ne m'appartenait pas. J'étais un pantin guidé par des ressentis flous et grotesques. Mon monde était toujours gris. Et je crois que personne ne se souvenait de mon nom. Moi-même l'ai oublié. Peut-être que toi, tu le sais. Peu importe. J'avais frôlé l'infini, pour revenir entre les barrières, me faire maltraiter par le monde, encore un peu. Je devais aimer ça.
Je suis à bout de souffle. Mais j'ai réussi. Je suis au sommet. Paris s'étant à mes pieds, joviale et sûre. Heureuse. Pas comme moi. Heureux, c'est une utopie, tout simplement. Mais je lève les yeux. Tu es là. Tu m'attendais. Tu me souris, pas comme ses idiots en-bas, ses idiots heureux ; tu me souris parce que tu m'aimes. Et, comme chaque soir, je te souris à mon tour. Il est dur de sourire. Mais il le faut bien. Tu t'approches, mes doigts effleurent tes cicatrices que je trouvent si belles, bien plus belles que les miennes. Mes lèvres goûtent de ton visage d'albâtre. Partons, partons à présent. Laissons-les à leurs problèmes et à leurs solutions fantasques. Laissons-les mourir. Emporte-moi, emporte-moi avec toi. Toi la seule, toi la plus belle. Éteins-toi ce soir, pour ne te rallumer que pour moi. Je me loge dans tes bras, tes bras si froids, mais si accueillant. Tu m'aimes, n'est-ce pas ? Toi au moins tu m'aimes. Mais moi aussi. Je ne t'oublierai jamais.
La neige tombe doucement sur Paris. C'est le soir de Noël. Le monde est heureux ; et lui aussi. Il est mort ce soir. Mort, mais vivant. Dans les bras de sa douce, sa bien-aimée. Dans les bras de la Lune.