Défi à Apolyon-Julien

Elle enfila un T-shirt gris sale. Le tissu glissa sur ses hanches. Elle portait un jean délavé et troué beaucoup trop ample pour que l'on puisse distinguer ses formes. Pourtant, les mouvements qu'elle faisait imprimaient furtivement les courbes douces et provocantes de son corps sur ses vêtements qui lui donnaient un air d'adolescente rebelle. Elle sortit de la petite chambre aux volets clos et dont le désordre la rassurait. Elle avait une démarche féline et une beauté nonchalante ; inconsciente. Ses cheveux noirs ondulaient en cascade paresseuse sur ses épaules. Elle ne se coiffait jamais et des mèches ténébreuses venaient parfois s'échouer sur son visage blanc comme la neige. Elle scrutait le monde de ses yeux d'émeraude tandis qu'elle descendait les six étages qui la séparaient de l'extérieur. Arrivée sur le trottoir ; devant la porte de son immense immeuble haussmannien, elle s'arrêta pour contempler la nuit.

Il était vingt-deux heures. A cette heure ci, plus personne ne s'aventurait dans les rues de sa petite ville bourgeoise. Le ciel arborait une teinte rougeoyante mêlée à un violet profond, proche à la fois du bleu et du noir. Les lampadaires projetaient une lumière orangée qui enveloppait les premiers étages des bâtiments. Des tâches rouges et vertes apparaissaient de temps en temps -phares de voitures et feux tricolores-. Elle appréciait ce décor. Sa solitude. Son calme et ses couleurs multiples. Elle marcha ainsi, fascinée, jusqu'à la frontière qui séparait sa petite ville bourgeoise de Paris. Là, à l'abri d'une ruelle obscure, elle pénétra dans un autre immeuble haussmannien et grimpa des escaliers en bois qui craquaient sous ses pas pour atteindre une chambre de bonne nichée dans les combles.

Sélim l'attendait sur son canapé cramoisi. Auréolé d'un éclat bleu électrique, produit par une lampe disposée dans un coin de la pièce, il l'accueillit, un sourire triste et affectueux aux lèvres. « Salut Chiara ». Il la dévisagea de ses pupilles vides. Elle examina le jeune homme. Ses cheveux bruns en bataille. Elle lui répondit par un « Salut » indifférent puis le rejoignit sur le canapé. Elle ne pouvait s'empêcher de ressentir la pièce. Il y régnait une chaleur moite. Une lourdeur estivale uniquement entrecoupée d'un léger souffle de vent provenant de la fenêtre grande ouverte. Un ordinateur portable jouait de la musique sur une table basse, un fond sonore tantôt aux accents de rap U.S, tantôt aux mélodies languides et torturées de hard et glam rock Marilynmansonnien. L'endroit avait des relents âcres de sueur et d'alcool ambré qui se confondaient avec les effluves de la capitale dont la vaste étendue se développait derrière eux. Chiara demeura dans un état de rêve ; de demi-émerveillement, durant plusieurs minutes pendant que Sélim roulait avec délicatesse un joint, bercé par les notes d'Outstanding de Lil Wayne.

Puis, le silence entre Chiara et Sélim s'interrompit. Sélim demanda « Tu fumes ? ». Chiara eut un rire bref et rétorqua de sa voix enfantine et quelque peu éraillée « Bien sûr ». Sélim alluma donc la cigarette où s'enlaçaient tabac et cannabis. Get High rule the world vibrait dans l'atmosphère. Le joint crépita. Un subtil et envoûtant parfum s'éleva dans la chambre, sous l'éclat bleuté. La fumée voluptueuse paressait danser au bout des doigts de Sélim. Ce dernier tira une bouffée. Puis deux et enfin une troisième. Ce fut alors le tour de Chiara qui fit de même et ainsi de suite l'espace d'un quart d'heure.

Dehors, les innombrables lueurs de la ville endormie et pourtant si vivante s'amoncelaient, comme une sorte de tableau contemporain et désert. De rares véhicules, minuscules points mobiles, passaient quelques fois, sans un bruit, en bas et Chiara et Sélim observaient le scintillement de cet ensemble dominé par un ciel toujours aussi rougeoyant et violet, comme hypnotisés. Ils s'imaginaient intemporels et c'était bien de cela qu'il s'agissait : D'un fragment d'éternité arraché à l'univers ; de sept heures s'étirant à l'infini et d'une nuit insondable à condition qu'aucun d'eux ne s'endorme.

Chiara et Sélim, après un deuxième joint, firent l'amour. Leurs gestes étaient lents. Lascifs. La transpiration et la salive de l'un se fondaient dans celles de l'autre. Ils ne parvenaient pas vraiment à cet acte de désir pure qu'est l'expression de la sexualité créatrice. Au contraire, ils s'effleuraient ; s'embrassaient et se caressaient sans même entièrement se déshabiller. Il n'y eût pas pénétration. Pas de liquide pulsatif et destiné à donner la vie. Seulement un jeu d'ombre ; une union de peaux blafarde et mâte, de lèvres ; accompagnées du chant guttural et sensuel de Marilyn Manson ; de son Disassociative à un volume à peine audible et d'un halo bleu électrique qui se perdait dans les bras de la nuit maternelle.