Cricri - Walter Sun

____ Walter Sun était un homme fiable et sympathique, menant une existence des plus banales dans une petite bourgade jolie et calme. Walter Sun avait une gentille famille, une famille et une vie d'homme bien. Il avait une femme magnifique, deux enfants merveilleux et un chien adorable. Une vie respectable pour un homme respectable. Quoi de plus normal ?

____ Tous les matins, sa femme se levait aux aurores pour préparer le petit déjeuné de Walter Sun composé de café, de jus d'orange, d'œufs à la coque et de pain frais tartinés de beurre. Ensuite, à six heures quinze elle venait lui baiser la joue et ouvrir les volets de la chambre où il se réveillait, tout en lui décrivant le temps dehors et, de sa voix douce et chantante, elle lui racontait les petits potins du matin qu'elle avait appris en croisant ses amies en allant chercher le pain et les œufs frais. Walter Sun se redressait, pivotait pour pouvoir glisser ses pieds dans ses chaussons moelleux, se levait et descendait, talonné par sa femme pour prendre son petit déjeuné.
____ Ils parlaient des choses futiles de leur petite existence. De la leur mais aussi de celle de leurs voisins. Parfois ils parlaient des enfants encore endormis à l'étage et, rarement mais ça arrivait, sa femme lui reprochait de ne pas être assez souvent à la maison. Mais elle changeait habilement de sujet en voyant sa mine contrariée.
____ Une fois le petit déjeuné fini, il laissait le soin à sa femme de débarrasser la table pour allez se préparer. Des vêtements fraichement lavés et repassés l'attendaient sur une des étagères dans la salle de bain. Il les enfilait après sa douche, laissant alors sa femme entrer dans la salle d'eau pour lui nouer sa cravate. Il se peignait, se parfumait avant de se diriger vers l'entrée pour mettre ses chaussures, attrapait la sacoche que lui tendait sa femme, embrassait amoureusement cette dernière avant de sortir de la la maison, traverser la petite allée du jardin entretenue pour entrer dans sa voiture un peu vieillotte qu'il comptait vendre dans l'année afin d'en acheter une autre avec un prêt. Chaque matin, il s'étonnait que le niveau de gasoil de sa voiture soit si bas.
____ Par la suite, il prenait la direction des bureaux où il travaillait, sifflotant en même temps que les musiques que diffusait la radio. Il se garait tous les jours à la même place. Au boulot, il faisait toujours les mêmes gestes, saluait les mêmes personnes, et mangeait avec les mêmes collègues dans cette ambiance bruyante et joyeuse qu'il affectionnait tant.
____ A dix-huit heures il badgeait et sortait des locaux pour rejoindre sa voiture. Il rentrait chez lui, accueillit par le chien qui sautillait autour de lui, puis par les cris de ses enfants qui venaient de terminer leurs devoirs. Sa femme lui souriait, heureuse, depuis la porte de la cuisine tandis qu'il tournait très vite autour de lui même au milieu du salon, un enfant accroché et riant à chaque bras.
____ Ils passaient ensuite tous à table, Walter Sun se plaignant à sa femme de ses supérieurs dans des jurons bien sentis avant d'afficher une mine penaude tandis que sa femme le morigénait et que ses enfants pouffaient de tant de gros mots venant de leur père. Et dès que sa femme leur tournait le dos, il leur adressait un clin d'œil en pouffant à son tour.
____ Après avoir regardé les informations à la télé, s'inquiétant un moment avec sa femme de ce tueur sanguinaire recherché tout près de chez eux, il montait coucher les enfants qui jouaient à l'étage avant de regarder encore la télé, parfois se plongeant, lui et sa femme, dans un film, avant qu'ils ne montent se coucher à leur tour. Un soir sur deux, ils faisaient l'amour. Sinon, ils lisaient un peu avant d'éteindre la lumière.
____ La nuit dernière, il avait lu un livre étrange qui l'avait mis mal à l'aise et l'avait en même temps beaucoup remué sans qu'il ne puisse expliquer pourquoi. Le loup des steppes, d'Hermann Hesse. L'histoire d'un homme d'âge mûr persuadé que son âme était déchirée en deux camps : d'une part celui de l'homme civilisé qui s'opposait sans cesse, d'autre part, à celui du loup sauvage. Cette perception un peu simpliste de l'âme à ses yeux, puisqu'il était intimement persuadé que l'âme était indivisible, cette vision des choses l'avait sérieusement ébranlé au plus profond de lui même. Ébranlé et apeuré. Sans qu'il ne comprenne pourquoi.
____ Mais il avait chassé cette impression de son esprit en lisant la fin du livre. Walter Sun n'avait jamais été un vrai littéraire, et il se persuada avec la fin de l'histoire que l'écrivain était juste sérieusement atteint. Un fou à la limite de la schizophrénie.
____ Souvent, avant de dormir, il se disait que sa vie s'apparentait à de l'eau. Un long fleuve tranquille. Et ainsi était rythmée la vie paisible et heureuse de Walter Sun.

____ Ses journées étaient donc d'une monotonie parfaite ce qui convenait à tout le monde et satisfaisait pleinement Walter Sun. Certes. Mais depuis peu, ses nuits étaient agitées. Il faisait, certain soir, de violents cauchemars où il se voyait prendre sa vieille voiture, sans réveiller le chien, et sortir du faubourg. Il roulait un moment avant d'entrer dans une ville voisine, garait sa voiture sur l'un des trottoirs. Et là, le cauchemar commençait.
____ Il se baladait un moment dans les rues, jusqu'à ce qu'il repère une silhouette dans la nuit, loin devant lui. Il la traquait à une certaine distance, faisant cependant en sorte que la personne - qui était souvent une femme - se sache suivie et commence à prendre peur. Peu à peu, il la conduisait dans une rue sans issue. Et alors, avec un réel plaisir et une joie véritable et sans fond, il la massacrait, se réjouissant de ses cris, de ses larmes, de ses gémissements d'agonies. Il ne perdait jamais son sourire froid tout le long que durait le meurtre. Et il la torturait, jusqu'à ce que mort s'en suive, jusqu'à ce qu'elle ne ressemble plus qu'à un tas de chaires sanglantes. Alors il s'en allait, regagnait sa voiture et rentrait chez lui, se glissant dans le lit conjugal.
____ Et c'est à ce moment là que Walter Sun se réveillait en sueur, le cœur battant la chamade. Il se levait, allait se passer de l'eau fraîche sur son visage pâle avant de retourner se coucher, se disant avec une certaine ironie que si ses journées ressemblaient à de l'eau, ses nuits, elles, s'approchaient plutôt d'une flamme, d'un feu brûlant et dangereux.

____ Mais l'eau et le feu, ne sont-ils pas des entités fondamentalement opposées ? Depuis toujours, l'eau cherche à détruire le feu, à l'anéantir, à le réduire à l'état de cendre. Depuis toujours, le feu soumis ne peut se révolter et voit, toujours avec une désolation et une rage immense, l'eau le ramener au silence. Mais si le feu tentait de se venger, se révolter ? S'il décidait que désormais, c'était lui le plus fort, lui qui contrôlait l'eau, que se passerait-il dans la vie paisible de Walter Sun ?

____ Peut-être que Walter Sun se lèverait un matin avec une étrange sensation au creux du ventre. Une sensation de satisfaction qui semblerait avoir perduré depuis son récent cauchemar - de loin le plus violent - et une sensation de malaise, de danger imminent. Il irait manger son petit déjeuné en compagnie de sa femme, comme d'habitude, et prendrait un cachet pour tenter de faire taire cette douleur sourde. Il irait se doucher, sans parvenir à laver cette sensation de souillure qui le suivrait depuis son réveil, se préparerait et se ferait nouer la cravate comme d'habitude. Il sortirait, son chien toujours fidèle qui n'avait jamais ni aboyé, ni montré les crocs devant personne, se réveillerait et grognerait sur son maître un long moment, prêt à attaquer. Walter Sun serait surpris, ainsi que sa femme qui gronderait le chien. Walter Sun monterait alors dans sa vieille voiture dont le taux de gasoil aurait encore baissé, et démarrerait, sérieusement perturbé de tout ces petits changements dans cette matinée pourtant ensoleillée. Il mettrait la radio et traverserait la ville endormie. Alors qu'il s'engagerait sur la nationale, la musique serait interrompue pour un flash spécial. Il monterait le son, le cœur battant étrangement. Une seconde, il aurait l'étrange pensée que l'eau semblait s'être faite plus rare depuis ce matin, presque inexistante, tandis que le feu semblait brûler plus fort et plus haut que jamais. Il secourait la tête pour chasser ces idées sans queues ni têtes, en prêtant une oreille attentive à la radio. Radio qui expliquerait que le tueur sanguinaire toujours en liberté avait encore une fois frappé. Un crime horrible, de loin le plus violent qu'il n'aurait jamais fait. Cette fois-ci, il serait pénétré dans une maison, et aurait tué toute la famille, à savoir une femme, un homme et deux nourrissons. Exactement comme dans son cauchemar. Le peu d'eau qu'il resterait dans le corps de Walter Sun se glacerait immédiatement, en même temps que ses yeux fixés sur le rétroviseur discernerait sur les sièges arrières de sa vieille voiture un couteau dont la lame serait ensanglantée jusqu'au manche. Et alors, le feu rugirait dans le corps de Walter Sun, pour la première fois vainqueur, ayant réduit l'eau à une minuscule flaque qui ne tarderait pas à s'évaporer totalement.